Un nouveau départ

Il n’y avait pas grand monde ce soir là à la taverne de Véra Cruz.
Quelqu’un jouait un air à la flûte, la mélodie de temps en temps couverte par le grondement du tonnerre,
fruit d’une des innombrables tempêtes qui s abattaient sur la région en cette époque de l'année.

Les conversations restèrent suspendues un instant dans l'air, quand la porte de l établissement s’ouvrit,
laissant un vent furieux s'engouffrer. Une silhouette se découpait sur le seuil, ruisselante.

Elle referma la porte et les clients retournèrent à leurs discussions.
La forme, protégée par un manteau bordeaux et or lui arrivant près du genoux et d'un large chapeau à un bord relevé,
typique des épéistes de l'école de Tolède, s'approcha du comptoir.

« A manger » dit simplement l’inconnu en relevant son chapeau et dégrafant son col pour ouvrir son manteau.
Ou plutôt, l’inconnue.

Un visage fin, mais ferme, une chevelure cuivrée, abondante et sauvage, lui masquant le coté droit du visage,
Maria Ordoñez était plutôt une belle femme, ou tout du moins l'avais été, avant de perdre son œil droit,
lors du deuxième siège de Barcelone, en 1714.

La bataille se solda par la défaite des Anglais, mais aussi de sa vie.

Fille de bonne famille et promise à un officier de marine de sa majesté Felipe V, sa blessure lui fit perdre l’amour de cet homme,
refusant d'épouser une infirme, et elle fut chassée de l'Armada, sous prétexte qu’elle n'était plus capable d'assumer son poste.

Résolue, elle vendit la propriété héritée de ses parents et acheta ses lettres de marques, avant de s’embarquer pour les Caraïbes.
Sur place, elle investit l’argent qu’il lui restait, dans un petit Sloop à la flottabilité hasardeuse et recruta un faible équipage à la loyauté encore plus douteuse.

A présent, elle était Capitaine Corsaire et offrait ses services aux marchands du coin, leur fournissant une escorte, entre autres.

Jouant du bout de la cuillère dans le ragout épais et nauséabond que lui avait servi l’aubergiste, elle se demandait combien de temps encore,
il lui faudrait attendre avant de décrocher le contrat qui lui permettrait enfin de financer ses ambitions.

Son niveau de vie était très loin de ce qu’elle avait pu connaitre en Espagne, mais elle avait gagné quelque chose de bien plus précieux que des terres,
des bijoux ou des prétendants :

la Liberté!

Javier Allende faisait le difficile. Être obligé de s'arrêter à Vera Cruz à cause de la tempête était une chose, mais manger le ragout que proposait l'auberge était plus qu'il ne pouvait supporter. Il se vengea donc sur le pain et le vin qui restait correct, regrettant presque la cuisine du coq du "El Fuego Adentro".
Quand il vit la jeune femme arriver, il ne put retenir un sourire. Il adorait la mis en scène, et cette entrée, même si elle ne semblait pas prémédité, avait le don de poser les bases: je suis capitaine, por vida del Rey! Javier l'observa en mâchouillant son pain avec une délicieuse et curieuse délectation. L'aubergiste vint chercher son assiette encore plein en maugréant dans sa barbe qu'il devrait encore donner ça aux cochons, mais Javier le retins par le bras.
"Dites moi, mon brave, vous connaissez la jeune femme qui vient d'arriver?
-No senor.
-... hum, offrez lui un verre de vin... le même que je bois. et que si elle le désire, je lui offre une place à ma table. Dites lui que c'est de la part du Senor Allende, fit il en glissant quelques doublons dans la main de l'aubergiste
-Si senor"
L'aubergiste s'exécuta non sans avoir auparavant compter les doublons amplement mérités...

Maria releva la tête quand l’aubergiste lui servit un verre de vin
-«De la part de Don Allende, señorita. Le Caballero assis là bas. Il vous invite également à sa table »- dit-il en le désignant du menton.

Elle prit le verre délicatement par le pied, et adressa un léger salut de sa coupe, en direction d’Allende.

Trempant ses lèvres dans le vin, elle l’évalua rapidement :

Des vêtements élégants, propre sur lui, buvant un vin plutôt correct, il semblait avoir un semblant d éducations mais surtout, de l’argent.
En tout cas, sûrement plus qu’elle.

S’il souhaitait louer ses services de Capitaine, ils pourraient s’entendre.
Si c’'était ses services de femme qu’il convoitait…elle prendrait plaisir à l éventrer comme un porc, pour le regarder ensuite,
tenter vainement de retenir ses intestins, hurlant et désespéré.

Son verre à la main, elle s'approcha d’un pas gracile de la table de son hôte et inclina légèrement la tête
-« Merci pour le verre, Señor. J’apprécie. Puis-je m’assoir ? »-
Sans attendre de réponse, elle s’installa en face de celui qui, elle l’espérait, allait lui proposer une affaire intéressante.
Souriant malicieusement, elle posa son menton sur ses deux mains jointes devant elle et attendit, curieuse de savoir ce qu’elle pourrait tirer de cette rencontre.

Allende se permis un "je vous en prie" après que la femme se soit assis.Posant son verre délicatement, il réajusta sa cravate cachant une cicatrice et pris la parle, toujours aussi souriant:
"Senorita, je suis enchanté, aussi vrai que je me nomme Javier Allende. Je n'insulterais pas votre intelligence, je sais que vous savez que je suis marchand. A moi de vous montrez que je suis aussi observateur. A votre flegme, j'en conclue que vous êtes espagnol. A votre regard, je dirais meme andalouse, mais je peux me tromper. A votre cicatrice, j'en conclue que vous êtes marin, et à votre audace, je dirais que vous êtes non seulement capitaine, mais aussi corsaire. Me trompe-je?"

Maria rejeta la tête en arrière et se mit à rire franchement
-« vous êtes bon physionomiste »- dit elle avant de boire une gorgée

Elle regarda un moment le vin pleurer dans la coupe avant de continuer :
-« je suis Maria Ordoñez, Corsaire de sa Majesté, par la Grâce de Dieu, Felipe V.
Par contre, je suis de Badajóz. Extremeña y no Andaluza. Mais…je reste a votre service »-

Elle sourit avant de reprendre :
-« Et vous, qui êtes vous, Don Allende, le marchand ? »-

"Serviteur de sa majesté, tout comme vous, qui cherche a faire la fortune de l'espagne, et aussi la mienne par la même occasion, par le commerce de voiliers et autre bicoques flottantes... J'officie dans une petite guilde marchande nommé "les disciples d'hermes". Ne vous fiez pas à ce nom païens, ses membres sont de farouches chretiens et serviteurs de notre bon roi. Du moins, je l'espere...
Veuillez excusez mon outrecuidance de vous avoir ainsi abordé, mais vous m'avez fortement intrigué, je me demande toujours ce qu'un capitaine vient faire dans ce coin reculé de nouvelle espagne, surtout quand c'est une femme..."

Javier allait ajouté "d'une si grande beauté", mais quelque chose dans l'oeil du corsaire lui disait que ça refletait de la folie de lui faire un compliment qu'on ferait habituellement à une femme... de grande toilette. Il devrait apprendre à tenir sa langue avec celle ci...

Elle plissa un instant les yeux, en entendant le "surtout quand c'est une femme..." et sa suite qui semblait rester suspendue en l'air,
avant de se détendre, comprenant que la fin ne serait pas prononcée.

Toujours aussi souriante, elle répondit
-"Les Disciples d'Hermès? Il est fort heureux que notre Sainte Inquisition soit plus occupée avec les Anglais et les sauvages de ces régions ,
qu'avec certaines sociétés aux noms...surprenants.
Pourtant quelque chose me dit que vous êtes loin d'être un inconscient et que si vous travaillez pour ou avec eux,
peu m'importe,c'est qu'ils peuvent offrir plus d'un avantage. C'est intéressant."-

Le temps d'un éclair,elle le regarda droit dans les yeux, froidement, d'un air voulant dire: Tu as raison de tenir ta langue. Je n'ai pas l'esprit à ça.

Elle reprit une gorgée et continua, comme si de rien n'était
-"Quand à ma présence ici, disons juste qu'il faut bien des gens pour aider ces marionnettes décérébrées d'officiers de L'Armada,
dans la lutte glorieuse contre les fléaux qui rôdent dans ces mers. Comment pourraient ils se pavaner à la cour autrement?"-

Ces mots semblaient lui laisser un gout amer en bouche.
Elle agita vaguement la main, comme pour chasser quelque chose.

-"De plus, les eaux sont tellement dangereuses, que plus d'un commerçant cherche à voyager sous bonne garde.
Français, Anglais, Pirates. Autant de charognards.
Bien sûr, il peut arriver, que les conditions durant la bataille soient si pénibles,
que l'on ne se rend compte que trop tard que son "ennemi" bat le même pavillon que nous..."-

L'air faussement désolée, elle finit son verre.

Allende partit d'une crise de rire de bon coeur. Avec peine, il essaya de garder son sérieux.
"Veuillez m'excuser, dit il entre deux hoquets, vous me rappelez quelqu'un que je connais bien. Pour en revenir aux disciples, sachez que vous ne trouverez pas de meilleurs marchands espagnols. Les meileurs bateaux des caraibes, c'est eux. De nouvelle espagne jusqu'en nouvelle grenade, on ne vous citera qu'une reférence commerciale: les disciples.
Ho, au fait, je crois que je pourrais avec du travail pour vous..."
Allende fini son verre, content de son effet...

Elle soupira, amusée.
-“ Je vous fait penser à quelqu’un? Et moi qui pensais être unique… Ça doit être quelqu’un d’exception, sans aucuns doutes »-

Tandis qu’elle riait, elle se dit pour elle-même :
-« Du travail ! Bien vu ma fille ! »-

Elle reprit son sérieux :
-« merci pour l’information concernant cette société. Je tâcherais de me rapprocher d'eux, en cas de besoin. »-

Elle appela l’aubergiste et lui fit signe de remplir leurs verres
Se retournant ensuite vers Don Javier, toutes traces d’humour avait disparues.
-« En admettant que je cherche un contrat ou même que j’accepte de travailler avec vous. De quelle affaire s’agirait-il ? »-

Elle appliquait à la lettre les conseils de son défunt père : ne laisse jamais entendre que tu es susceptible de dépendre ou d’avoir besoin de quelqu’un.

"Exception... sans nul doute!"

Pendant que l'aubergiste remplissait leurs verres, Javier pris un ton plus serieux, signe qu'il rentrait en affaires.

"Je ne vais pas vous faire un cours d'histoire, mais vous n'êtes pas sans savoir que les francais sont partout sur les mers chaudes. Il devient malaisé pour nous de commercer et même d'apporter les marchandises à bon ports. Encore récemment, nous avons perdu un immense stock de gaiac à cause d'une attaque des perroquets bourrées. Votre tache sera simple: l'escorte de convois, voir meme quelques missions de... comment dire... sabordage?
Vous serez grassement rémunérer, les disciples ont les moyens de vous rendre riche... ou pauvres... Cela dépend de quel coté de la barre vous vous trouvez"

Maria reflechit un moment. les chiffres jonglaient dans sa tête

-"C'est envisageable, néanmoins, je manque d'équipement. Aussi, introduisez moi auprès d'eux et vous pourrez compter sur mon navire.
Autre chose: j ai pour usage de me faire payer une partie de ma solde en produits consommables."-

Elle s'assit dans le fond du siège, pour laisser le temps à son interlocuteur d'assimiler ses conditions.

Allende sourit
"Personnellement je n'appelle pas ca des conditions, mais des évidences..."
Il se leva et posa quelques doublons sur la table
"Si vous voulez bien me suivre, la tempête semble se calmer. Nous appareillerons à l'aube pour La Havane"

Maria prit une rapide gorgée de vin, et se leva
-"je vous suis"-

Se dirigeant vers la sortie elle pensait:
-"Pourvu que cette coquille de noix tienne jusque là. Si l'affaire marche, je pourrais enfin acheter un vrai navire."-

Elle soupira discrètement et se prépara mentalement pour la suite.